L’étude des rapports entre le dessin et la musique populaire s’est souvent confondue avec l’histoire des jeux entre cultures high et low, et plus largement avec celle du cross-over art/pop-punk-rock. Certes underground, mais déjà largement balisée, cette histoire fait resurgir sans cesse les mêmes (grands) noms : Daniel Johnston et ses étranges créatures avec Jad Fair à leurs côtés, Mike Kelley et Destroy all Monsters, Raymond Pettibon, auréolé de ses plus belles pochettes de disques, flottant comme une puissante divinité au centre du monde complexe formé par des galaxies de fanzines, Christian Marclay cassant encore et encore des guitares. Et si l’œuvre de Steven Parrino, comme celle de Linder, a contribué à élargir le spectre, on reste encore prisonniers et prisonnières d’une histoire liée au punk et au rock, une histoire par ailleurs très (trop) masculine.
The study of the relations between drawing and popular music is often muddled with the history of interplays between ‘high’ culture and ‘low’ culture, and more broadly with the history of cross-over art/pop-punk-rock. This history which is, to be sure, underground, but already well signposted, is forever bringing forth the same (big) names: Daniel Johnston and his strange creatures with Jad Fair alongside them, Mike Kelley and Destroy All Monsters, Raymond Pettibon, wreathed in his most beautiful record sleeves, floating like a powerful deity at the centre of the complex world formed by galaxies of fanzines, and Christian Marclay smashing guitars, over and over again. And if Steven Parrino’s oeuvre, like Linder’s, has helped to broaden the spectrum, we are still prisoners of a history linked with punk and rock, a history, furthermore, that is very (too) masculine.
Bis Repetita placent
Dan Graham, qui commença sa carrière comme critique musical, appartient lui aussi à cette histoire. Il en a été depuis les années 1960 l’un des producteurs et observateurs les plus fins, et il a écrit de nombreux textes dans lesquels il donne les clefs pour comprendre non seulement les enjeux de politique culturelle de tout un pan de la musique pop, plus ou moins massive, mais aussi de sa réception. Certains de ses textes ont cependant trouvé moins d’écho que d’autres. C’est le cas notamment de « Rock New Wave au féminin » (1981), dans lequel il s’intéresse aux conditions possibles d’identification entre les groupes rock et leurs publics, en fonction de leurs genres respectifs, avant d’analyser le « front féminin » du rock, à partir d’exemples de groupes de filles des années 1970.
« Le rock suppose une situation de groupe, tant pour le public que pour les artistes, écrit Graham. A l’origine c’est une musique d’adolescents et sa forme est comparable à celle du gang de jeunes, de l’équipe de sport ou de la bande de « potes » où s’instaurent des relations entre jeunes adolescents. (…) Les membres du public, hommes et femmes, s’identifient en général sans problème aux éléments masculins de ces groupes qui jouent sur scène (ou sur un terrain de sport). En revanche, le public semble avoir plus de mal à s’identifier aux groupes de femme dans les mêmes situations, que ce soit une équipe de basket ou un groupe de rock. En général cependant, les femmes qui se trouvent dans le public s’identifient davantage que les hommes à des groupes comme The Slits ou The Raincoats qui se réfèrent ouvertement au particularisme féminin. Face à un groupe rock féminin, elles ont tendance à choisir soit l’identification positive, soit le refus de toute identification. Par ailleurs les éléments masculins du public s’identifient moins nettement à ce type de groupes1.»
Essayons de transposer ces propos de la musique au dessin. Quel serait, plus précisément, l’équivalent dans le dessin de ce qu’est le rock dans la musique ? La première remarque que l’on peut formuler ici est qu’il existe tout un ensemble de matériaux relevant du dessin et appartenant à la culture de masse et/ou aux subcultures –les pulps, les comics et les fanzines notamment — qui a fourni aux artistes masculins des sources aujourd’hui bien analysées. Mais qu’en est-il des matériaux ayant servi aux femmes ? Quid d’une histoire féminine et massive du dessin ?
J’aimerais formuler à ce propos trois séries de questions :
1. A quel genre d’univers graphique « complètement commercial et destiné à être consomm(é) »2, comme le dit Graham dans « Rock my religion » à propos du rock, une femme occidentale d’une trentaine d’années peut-elle bien s’identifier positivement aujourd’hui?
2. L’évolution des modalités technologiques de la réception de la musique pop et de son imagerie a-t-elle transformé les conditions d’identification, depuis 1981 ?
3. Comment déconstruire, à partir du modèle proposé par Graham pour la musique pop, le partage entre un dessin high (celui qui serait fait par les artistes, techniquement bon, et digne d’intérêt esthétique) et un dessin low (celui que l’on colorie, que l’on achète et que l’on vend, que l’on copie et reproduit à l’infini, et qui, souvent, est fait pour les filles) ?
Et puisqu’il y a de fortes chances pour qu’une-femme-occidentale-d’une-trentaine-d’années ait évolué dans un univers qui doit plus aux stickers fluorescents, aux gommes arc-en-ciel et aux carnets aux imprimés girly, qu’aux fanzines et aux pochettes de Sonic Youth, j’aimerais appuyer ma réflexion sur l’œuvre graphique de Lisa Frank.
Bis Repetita placent
Dan Graham, who started his career as a music critic, is also part of this history. Since the 1960s, he has been one of its keenest producers and observers, and has written many texts in which he offers the keys for understanding not only the cultural policy challenges of a whole more or less massive swathe of pop music, but also the way it is received. Some of his writings have nevertheless enjoyed fewer repercussions than others. This is the case, in particular, with “Rock New Wave and the Feminine” (1981), in which he was concerned with the possible conditions of identification between rock groups and their audiences, based on their respective genders, before analyzing rock’s “female front”, based on examples of girls’ groups in the 1970s.
“Rock is a group situation, both for the audience and for the performers. Originally a music of adolescent males, its form is comparable to such teenage male-bonding groups as youth gangs, sports teams, or informal groups of « buddies »: (…) Males in these groups, when performing on stage (or in a sports arena), are usually unproblematically identified with by both male and female audience members. But a femalebonding group in a performance situation-for example, an « all-girl » basketball team or an « allgirl » rock groups-seems more problematic for an audience to identify with. Female rock groups such as the Slits or the Raincoats, in their reference to an overt female specificity, are usually identified with more by female audience members than male ones. Women in the audience tend to either identify positively with members of an overtly female rock group or to reject identification with them altogether. Male audience members, on the other hand, seem to have a less resolved initial identification with all-female rock groups1.”
Let’s try and transpose these observations about music to drawing. More precisely put, what would be the equivalent in drawing of what rock is in music? The first thing we might say here is that there is a whole set of materials stemming from drawing and belonging to mass culture and/or subcultures—pulp mags, comics, and fanzines, especially—which have provided male artists with sources that are well analyzed these days. But what about the materials that have been used by women? What about a massive, feminine history of drawing?
In this respect, I would like to put forward three series of questions:
1. With what kind of graphic world, that is “totally commercial and meant to be consumed”2, as Dan Graham puts it in Rock my religion, talking about rock, can a western thirty-something woman really positively identity today?
2. Has the development of technological methods for the reception of pop music and its imagery transformed the conditions of identification since 1981?
3. How, based on the model proposed by Graham for pop music, are we to deconstruct the division between ‘high’ drawing (produced by artists, technically sound, and worthy of aesthetic interest) and ‘low’ drawing (the kind you colour in, buy and sell, copy, and reproduce ad infinitum, and which is often made for girls)?
And because there is a strong likelihood that a western thirty-something woman has grown up in a world which owes more to fluorescent stickers, rainbow rubbers and notebooks with girlie prints, than to fanzines and Sonic Youth sleeves, I would like to base my line of thinking on Lisa Frank’s graphic oeuvre.
« The leader in stickers, stationery and school products for children and preteens »
Qui est Lisa Frank ? Dans les années 1990, cette américaine, à la tête de Lisa Frank Inc., inonde le marché adolescent féminin de ses dessins. Aux Etats-Unis, tout ce qui peut servir de support à la reproduction de ses imprimés colorés est utilisé, de la serviette de plage au sac en passant par les porte-clefs, le papier à lettre, les cahiers de coloriage, les stickers, gommes, trousses, crayons, et autres petits objets à collectionner3. Frank règne en maîtresse sur les cours et préaux des collèges : son public est à un âge où les genres sont encore bien marqués, et ses productions s’adressent très clairement aux fillettes et aux pré-adolescentes.
L’univers visuel de Frank est chargé, coloré, joyeux, optimiste. Il est aussi franchement psychédélique, dans un genre qui doit beaucoup aux fantaisies acides de Peter Max: des licornes pailletées glissent sur des arc-en-ciel et plongent dans des eaux turquoises et roses. Des extra-terrestres souriants roulent dans des décapotables vertes. Le ciel est d’une couleur bizarre. Des dauphins sourient, s’étreignent. Cet univers est peuplé de formes, de couleurs et de personnages récurrents : Purrscilla, chat blanc à la fourrure épaisse et au port altier, Markie la licorne, Casey et Candy, deux chiots golden, les Ballerina Bunnies, Panda Painter, Hollywood Bear, Elephant John…
“The leader in stickers, stationery and school products for children and preteens”
Who is Lisa Frank? In the 1990s, this American who runs Lisa Frank Inc. flooded the female teen market with her drawings. In the United States, everything that can be used as a reproduction medium for her colourful prints was adopted, from the beach towel to the bag by way of key rings, notepaper, colouring books, stickers, rubbers, pencil cases, pencils, and other small collectors’ items3. Frank reigned supreme in high school yards and playgrounds: her audience was at an age when genders were still quite distinct, and her works were very clearly addressed to girls and female pre-teens.
Frank’s visual world is busy, colourful, joyous, and optimistic. It is also overtly psychedelic, in a genre which owes a great deal to Peter Max’s acid fantasies: sequinned unicorns glide over rainbows and dive into turquoise and pink waters. Smiling extra-terrestrials drive green convertibles. The sky is a weird colour. Dolphins smile, and hug each other. This world is filled with recurrent forms, hues, and characters; Purrscilla, a haughty furry white cat, Markie the unicorn, Casey and Candy, two golden retriever puppies, the Ballerina Bunnies, Panda Painter, Hollywood Bear, and Elephant John…
Design vs dessin
Vendues partout, parfaitement ubiquitaires, faciles à embarquer, ses productions génèrent par ailleurs des copies en tout genre : le néo-psychédélisme de Frank traverse l’Atlantique et crée un mouvement esthétique qui traverse les années 1990, comme une version enfantine de cette autre culture acide en train de se développer dans les raves et dans les clubs.
Disparu des radars dans les années 2000, l’univers de Lisa Frank connaît un regain d’intérêt à partir de 2013 lorsqu’a lieu une collaboration avec la marque américaine Urban Outfitters (qui revend une partie du stock d’invendus de la compagnie et lance une nouvelle série de production), sur fonds de nostalgie des trentenaires pour les années 1990, et donc pour leur enfance. Un court documentaire, produit par UO dans le siège de la compagnie à Tucson, et rapidement devenu viral, accentue encore l’intérêt public: on y entend et voit, en contre-jour, une Frank fantomatique, qui refuse d’être filmée de face, et répond aux questions dans un vaste bureau parfaitement designé, mais vidé de ses employés (les fans, cependant, sont déçus par les nouveaux designs, qui ne sont pas à la hauteur, d’après eux, des productions années 1990).
Par delà l’étendue de la fascination d’une génération pour cette imagerie, les œuvres de Lisa Frank ont beaucoup à nous apprendre du dessin, bien que leur qualification en tant que « dessin » soit problématique. Dans le court documentaire mentionné plus haut, Frank emploie le terme de « design », et non « drawing » pour évoquer ses créations : le mot « design » renvoie ici, en anglais, à l’idée une production en série, à des dessins pensés, adaptés pour la reproduction et la circulation, et dont la production repose sur l’usage d’une technologie informatisée et mécanisée4. Lorsqu’elle lance sa compagnie en 1979, à la sortie des Beaux-Arts, elle réalise les dessins sur papier, au pinceau, à la brosse (les originaux de tous les designs sont d’ailleurs conservés dans une pièce ignifugée, dans le siège de la compagnie, à Tucson, en Arizona5). Mais peu à peu, elle monte un atelier de création, et généralise en son sein une production à la fois collective et informatisée. Si l’on choisit donc de regarder ces œuvres comme des dessins, il nous faut accepter de redéfinir la notion même de « dessin » pour y inclure ces choses immatérielles et qui circulent, à mi-chemin entre un mode d’existence qui serait celui de la marque et celui de l’œuvre sur papier. Il nous faut accepter de confondre, en somme, « dessin » et « design ». Dans ce mélange disparaît l’idée du dessin considéré comme un médium où s’entretient un rapport allégé à la technique. C’est même tout le contraire : le dessin devient le concept même d’une œuvre massive, produite et diffusée technologiquement afin d’être disponible partout simultanément6.
Design vs. Drawing
Her works, which are absolutely here, there and everywhere and easy to transport, are sold all over, and also spawn every kind of copy: Frank’s neo-psychedelics crossed the Atlantic and created an aesthetic movement that ran right through the 1990s, like a childish version of that other acid culture that was developing at raves and in clubs.
Lisa Frank’s world disappeared from radar screens in the 2000s, but enjoyed a revived interest in 2013, when she was involved in a joint venture with the American Urban Outfitters brand (which sold some of the company’s unsold stock and launched a new series of products), against a backdrop of thirty-somethings’ nostalgia for the 1990s, and thus for their childhood. A short documentary, produced by UO at the company headquarters in Tucson, which swiftly went viral, further heightened public interest: in it you hear and see, back-lit, a ghostlike Frank who refuses to be filmed full-face, and answers questions in a huge and perfectly designed office, devoid of its employees (fans were disappointed, however, by the new designs, which were not up to the mark, in their view, when compared with 1990s’ products).
Over and above the scope of a whole generation’s fascination for this imagery, Lisa Frank’s works have a lot to teach us about drawing, even if describing them as “drawings” has its problems. In the above-mentioned short documentary, Frank uses the term “design”, and not “drawing’ to refer to her works: the word “design” here refers to the idea of a mass production, to carefully conceived drawings, suitable for reproduction and circulation, whose production is based on the use of a computerized and mechanized technology4. When she launched her company in 1979, after graduating from a School of Fine Arts, she produced drawings on paper, using brushes (the originals of all her designs are incidentally held in a fireproof room, at the company head office, in Tucson, Arizona5). But little by little she set up a creative studio, and within it developed a more general output, at once collective and computerized. So if we choose to look at her works as drawings, we must agree to re-define the very notion of dessin—drawing/design—to include within it immaterial things which circulate, halfway between a manner of existence which is that of the brand and that of the work on paper. We must agree, in a nutshell, to muddle “drawing” and “design”. In this mixture, the idea of the dessin considered as a medium ,where there is a low relation to technology, disappears. It is even quite the opposite: the dessin becomes the actual concept of a massive oeuvre, technologically produced and disseminated so that it can be available everywhere at the same time6.
Superplat
Ainsi, quelle que soit la technique de production, c’est la même planéité qui domine. On trouvera un principe similaire chez Takashi Murakami, dont l’œuvre visuelle est d’ailleurs assez proche (Panda Painter trouve, par exemple, un écho dans le personnage de Dropout Bear, l’avatar de Kanye West visible dans les artworks de Graduation, son troisième album sorti en 2007). Dès la fin des années 1990, Murakami élabore et diffuse en effet le concept de « Super Flat » à travers trois expositions internationales et plusieurs manifestes. « Super Flat, explique l’artiste, qui fait la promotion d’une avant-garde spécifiquement japonaise à l’Ouest, est un concept original par des japonais qui ont été occidentalisés. » Et il ajoute : « La société, les traditions, l’art, la culture : tout est extrêmement bidimensionnel. Dans les arts en particulier, il est devenu évident que cette sensibilité a coulé régulièrement sous la surface de l’histoire japonaise. De nos jours, cette sensibilité est présente essentiellement dans les jeux vidéo et les anime japonais, qui sont devenus des éléments puissants dans la culture mondiale7. » Par delà la réflexion spécifique à l’histoire de l’art japonais, Murakami s’approprie aussi par là un thème central du modernisme artistique occidental, la greenbergienne « planéité du support ». A partir du moment où une œuvre est «super plate », nous dit Murakami, toute reproduction fait partie intégrante de l’œuvre.Faisant de cette planéité la condition de la peinture moderniste avec le plan flatbed8 du tableau, la modernité s’était arrêtée au seuil d’une découverte majeure : la peinture moderniste a en partage cette planéité avec l’image reproductible et commerciale contre laquelle elle s’est pourtant définie. On retrouve cette même idée appliquée chez Lisa Frank : la planéité est ce qui rend possible la circulation, sur des gommes, des crayons, mais aussi en ligne, sur la surface des écrans. La production du dessin par les moyens de l’informatique (le dessin vectoriel notamment) est alors cruciale : elle permet de varier à l’infini et sans perte de qualité les supports sur lesquels inscrire, littéralement, la marque visuelle.
Super flat
So whatever the production technique, it is the same flatness that dominates. We find a similar principle with Takashi Murakami, whose visual oeuvre is, incidentally, quite close (Panda Painter, for example, is echoed in the Dropout Bear character, the avatar of Kanye West visible in the artworks of Graduation, his third album released in 2007). At the end of the 1990s, Murakami in fact developed and spread the “Super Flat” concept, by way of three international shows and several manifestos. “Super Flat”, the artist explains, “which promotes a specifically Japanese avant-garde in the West, is an original concept [introduced] by Japanese who have been westernized.” Adding: “Society, traditions, art, culture: everything is extremely two-dimensional. In the arts, in particular, it has become evident that this sensibility has been regularly around under the surface of Japanese history. Nowadays, this sensibility is present essentially in video games and Japanese anime (animated productions), which have become powerful factors in world culture7.” Over and above the thinking specific to the history of Japanese art, Murakami also thereby appropriates a central theme of western artistic modernism, the Greenbergian “flatness of the surface”. From the moment when a work is “super flat”, Murakami tells us, all reproduction is an integral part of the work.In making this flatness the condition of modernist painting with the flatbed8 plane of the picture, modernity stopped on the threshold of a major discovery: modernist painting shares this flatness with the reproducible and commercial image against which it has nevertheless been defined. We find this same idea applied in Lisa Frank’s work: flatness is what makes circulation possible, on rubbers and pencils, but also online, on the surface of screens. The production of the dessin using computers (the vectorial drawing in particular) is thus crucial: it makes it possible to infinitely vary, with no loss of quality, the surfaces and media on which to literally inscribe the visual brand.
Consommation-production-appropriation
Si comme l’explique Boris Groys, la production artistique de masse a succédé à la consommation de masse9, il faut considérer que les conditions de l’appropriation ont changé : aujourd’hui, plus encore qu’en 1981, consommation, appropriation et production se tiennent main dans la main. Que le développement des réseaux sociaux ait accéléré le revival de l’œuvre de Lisa Frank ne fait que le confirmer. On trouvera en ligne un site hors d’usage, une page Facebook officielle alimentée avec une grande régularité par l’équipe de Tucson, et qui incite régulièrement ses lectrices à des formes de participation, mais surtout des détournements en tout genre, notamment de nombreux tumblrs, qui se divisent en deux grandes catégories : ceux qui relèvent de l’hommage pur et dur, et ceux qui font usage des designs de Frank pour proposer une forme de commentaire sur la vision de la société contenue dans ses dessins, ou sur sa position dans la culture visuelle. Ces appropriations montrent que leurs auteurs sont conscients des enjeux politiques de leurs choix esthétiques. Ils défendent aussi une vision inclusive de la culture, dans laquelle on peut lire Adorno et aimer les stickers pailletés, porter des t-shirts arc-en-ciel, aimer le maquillage et défendre les droits des femmes.
Il n’est pas certain, loin s’en faut, que les visions ultra-stéréotypées de la féminité portées par ce monde auto-proclamé fantastique, dans lequel les jeunes filles sont supposées aimer les animaux, les bijoux, les arc-en-ciel, le maquillage, permettent à celles qui se contenteraient de les consommer sous forme de stickers, de re-déterminer leur « position (…) servile10« . Et Dan Graham considèrerait peut-être ces formes de participation comme illusoires. Mais à la manière dont certains groupes de musique se sont approprié, de manière aggressive, les stéréotypes féminins (Graham évoque le cas de Blondie, piloté par Debbie Harry, tout à son personnage de blonde sulfureuse et cartoonesque, mais la liste est longue), il existe peut-être un « féminisme Lisa Frank »11 ? Et puisqu’ils font partie de la culture visuelle, ces dessins méritent quoi qu’il en soit d’être considérés comme des sources dignes d’intérêt12 et d’étude.
Certaines artistes ont déjà commencé leur travail d’appropriation en créant des versions bizarres et dérangeantes de ce psychédélisme enfantin : on pense à Lily van der Stokker, Vidya Gastaldon, et chez les plus jeunes, à toute une génération d’artistes filles et garçons, tout juste sortie des écoles, nourrie à l’esthétique tumblr, et habitués à circuler de l’écran au papier, d’appropriation en appropriation. On peut aussi penser à Justin Lieberman, qui aime à ne citer que des femmes comme artistes l’ayant influencé, et qui prend un malin plaisir à insérer dans ses dessins des figures puisées dans une imagerie mignonne, féminine et adolescente (poneys, chatons, Miffy…) pour mieux mettre en évidence les formes d’oppression sociale et sexuelle portées par la culture matérielle, notamment américaine.
Ce n’est pas la moindre des ironies que cette question de l’intégration à l’histoire de l’art des formes de dessins considérées comme non-dignes d’intérêt, puisse être posée à partir d’une réflexion sur une musique commerciale, censée avoir opéré, dans le champ musical, des jeux de déconstruction hiérarchique. L’objet de ce texte n’est néanmoins pas de résoudre ce problème, simplement de le poser.
NB : Ce texte est issu notamment d’une série de discussions avec Justin Lieberman, que je remercie vivement ici pour ses idées stimulantes et la générosité de ses références.
Consumption-production-appropriation
If, as Boris Groys explains, artistic mass production has succeeded mass consumption9, we should reckon that the conditions of appropriation have changed; nowadays, even more so than in 1981, consumption, appropriation and production go hand-in-hand. The fact that the development of social networks has speeded up the revival of Lisa Frank’s oeuvre merely confirms as much. Online you can find an out-of-order website, an official Facebook page fed with great regularity by the Tucson team, regularly exhorting its female readers to forms of participation, but above all to every manner of appropriation/hijacking, in particular of numerous tumblrs, which are split into two main categories: those which stem from homage, pure and simple, and those which make use of Frank’s designs to propose a new form of commentary on the vision of society contained in her drawings, and on her position in the visual culture. These appropriations show that their authors are aware of the political stakes of their aesthetic choices. They also champion an inclusive vision of culture, in which you can read Adorno and like sparkling stickers, wear rainbow T-shirts, be fond of make-up and defend women’s rights.
It is far from certain that the extremely stereotypical visions of femininity underpinned by this fantastic and self-proclaimed world, in which young girls are supposed to love animals, jewellery, rainbows and make-up, help those content to consume them in sticker form in order to re-define their “servile […] position10”. And Dan Graham possibly regarded these forms of participation as illusory. But in the way in which certain music groups have aggressively appropriated feminine stereotypes (Graham mentions the case of Blondie, piloted by Debbie Harry, complete with her character of a scandalous and cartoon-like blonde, but the list is a long one), their perhaps exists a “Lisa Frank feminism11”? And because these drawings are part of the visual culture, they deserve, anyway, to be considered as sources worthy of interest12 and examination.
Some artists have already embarked on their task of appropriation by creating bizarre and disconcerting versions of this childish psychedelia: one thinks of Lily van der Stokker, Vidya Gastaldon and, among younger figures, a whole generation of girls and boys, fresh out of school, nurtured on the tumblr aesthetic, and used to moving from screen to paper, and appropriation to appropriation. We might also think of Justin Lieberman, who is fond of referring just to women as artists who have influenced him, and takes mischievous relish in slipping into his drawings figures drawn from an imagery that is cute, feminine and adolescent (ponies, kittens, Miffy…), the better to highlight the forms of social and sexual oppression conveyed by the material culture, especially in the United States.
It is not the least of ironies that this issue of the incorporation in art history of forms of drawings regarded as not worthy of interest can be posed, based on a line of thinking about a commercial form of music, supposed, in the musical arena, to have involved games of hierarchic deconstruction. The purpose of this essay is nevertheless not to solve this problem, but merely to raise it.
NB: This essay has resulted in particular from a series of discussions with Justin Lieberman, to whom I would like to offer my heartfelt thanks for his stimulating ideas and the generosity of his references.
Translated by Simon Pleasance
Notes :
1 Dan Graham, « New Wave Rock and the Feminine/ Rock new wave au féminin », in Rock/music Textes, Les presses du réel, Dijon, 2002, p. 55
2 Dan Graham, « Rock my religion », », in Rock/music Textes, op. cit., p. 94
3 Une vidéo promotionnelle datée de 1993 montre l’actrice Mila Kunis alors pré-adolescente faire la promotion d’une avalanche de produits : à un moment de la publicité, sa chambre est littéralement remplie de ses produits.
4Voir Vilém Flusser, Shape of things, A philosophy of design, Reaktion Books, 1999, p. 16 et suivantes
5Scott Ross & Karl Beyer, « The world of Lisa Frank », 2013
6 Voir à ce propos la définition de l’art de masse par Noël Carroll dans A philosophy of mass art, Clarendon, 1998
7 Takashi Murakami, «The Superflat Manifesto», in SuperFlat, Ed. Madora Shuppan, 2000
« Quelque chose se produisit en peinture autour de 1950 : le plus clairement (du moins selon ma propre expérience) dans les œuvres de Rauschenberg et Dubuffet. On peut encore suspendre leurs tableaux, à la façon dont on fixe des cartes ou des plans d’architecture ou dont on accroche un fer à cheval au mur pour attirer la chance. Cependant ces tableaux n’évoquent plus des champs verticaux, mais des plateaux (flatbed) horizontaux opaques. Ils ne dépendent pas plus d’un rapport avec la position humaine, de la tête aux pieds, que n’en dépend un journal. Le plan « flatbed » du tableau fait symboliquement allusion à des surfaces solides – dessus de table, sols d’atelier, diagrammes, tableaux d’affichage – toutes surfaces réceptrices sur lesquelles on peut répandre des objets, faire entrer des données, recevoir, imprimer, reporter des informations, dans la cohérence ou la confusion. Les œuvres picturales de ces quinze ou vingt dernières années mettent l’accent sur une orientation radicalement nouvelle où la surface peinte ne présente plus d’analogie avec une expérience visuelle naturelle, mais s’apparente à des processus opérationnels ».
9 Voir Boris Groys, «Comrades of Time», in Going Public, e-flux journal, Berlin—New York, Sternberg Press, 2010, p. 98
10 Dan Graham à propos de Patti Smith : « Elle réfléchit à une nouvelle définition de la femme, redéterminant la position jadis servile de celle-ci dans la culture rock. Elle projeta d’elle-même diverses images, se présentant tour à tour comme lesbienne, androgyne, martyre, prêtresse, Dieux féminin » in « Rock my religion », op. cit., p. 98-99
Notes :
1 Dan Graham, “New Wave Rock and the Feminine/ Rock new wave au féminin”, in Rock/music Textes, Les presses du réel, Dijon, 2002, p. 55
2 Dan Graham, “Rock my religion”, in Rock/music Textes, op. cit., p. 94
3 A promotional video dated 1993 shows the actress Mila Kunis, then a pre-teen, promoting a flood of products : at one moment in the advertisement, her room is literally full of these products.
4See Vilém Flusser, Shape of things, A philosophy of design, Reaktion Books, 1999, p. 16 ff.
5Scott Ross & Karl Beyer, « The world of Lisa Frank », 2013
6 On this see the definition of mass art by Noël Carroll in A Philosophy of Mass Art, Clarendon, 1998
7 Takashi Murakami, «The Superflat Manifesto», in SuperFlat, Ed. Madora Shuppan, 2000
“Something happened in painting in about 1950: most obviously (at least in my own experience) in the works of Rauschenberg and Dubuffet. It is still possible to hang their works, the way one fixes maps and architectural plans, or the way one attaches a horseshoe to a wall to bring luck. However, these pictures no longer conjure up vertical fields, but opaque horizontal plateaus, called flatbeds. They no longer rely on a relation with the human position, from head to toe, any more than a journal does. The flatbed of the picture symbolically alludes to solid surfaces—table top, studio floors, diagrams, bulletin boards—all receiving surfaces on which you can spread objects, enter data, receive, print and transfer information, either in a coherent or a confused way. The pictorial works of these past fifteen or twenty years emphasize a radically new direction, where the painted surface no longer presents any analogy with a natural visual experience, but is akin to operational processes”.
9 See Boris Groys, “Comrades of Time”, in Going Public, e-flux journal, Berlin—New York, Sternberg Press, 2010, p. 98
10 Dan Graham on Patti Smith : “She thought about a new definition of woman, re-defining her formerly servile position in rock culture. She projected herself in various images, presenting herself turn by turn as lesbian, androgynous, a martyr, a priestess, female gods” in “Rock my religion”, op. cit., p. 98-99