On s’est tous laissés aller, un jour, à gribouiller ce qui nous passait par la tête sur ce qui nous tombait sous la main : un barbouillage impulsif, telle une carie sur le sourire béat d’une couverture de magazine, ou peut-être aussi quelques annotations lapidaires, un dessin hasardeux sur la pochette d’un disque… Discographisme récréatif est un travail à la fois documentaire et « assemblagiste » commencé en 1996. Il se compose de différents montages iconographiques élaborés à partir de pochettes de disques. Une particularité, ces pochettes au format 45 tours, 33 tours et CD, trouvées pour la plupart au marché aux puces, ont toutes été refaites ou modifiées par des inconnus ayant utilisé l’originale comme support ou comme source d’inspiration. S’inscrivant dans un processus commercial, la pochette de disque en tant qu’outil logistique de l’industrie culturelle est avant tout un packaging, dont la fonction est de « stimuler l’attrait de la nouveauté chez le consommateur en sublimant son contenu par l’image ». L’image de l’idole pop faisant souvent l’objet d’une réelle sacralisation, le mélomane peut entretenir avec ce support une relation particulière. D’une manière générale, peu nombreux sont ceux qui se risquent à intervenir sur la surface immaculée d’un bien de consommation et les pratiques de collection excluent toute intervention sur l’original : l’image commercialisée, inébranlable icône, est considérée comme finie. Pourtant, cela s’est déjà vu : un organe sexuel grossièrement dessiné sur une starlette, ou encore, à l’image des moustaches ajoutées sur Mona Lisa, une varicelle pointilliste improvisée au feutre mauve sur le portrait d’une « vedette »… La personnalisation la plus fréquente, souvent dans une perspective utilitaire, consiste à apposer sa signature sur la pochette ou à y inscrire une dédicace, la date ou le lieu d’achat du disque ; c’est là un premier acte d’appropriation. Cependant, l’intervention peut être plus aventureuse : signes d’attachement débridés affichés en toute liberté sur une icône pop d’occasion le temps d’une chanson, ou réactions épidermiques de dérision à l’égard de « modèles », transgressant les conventions et les usages consuméristes.
Sous l’influence de chansons sentimentales, les marques d’affection, les souvenirs de rencontre, les déclarations d’amour ou de rupture sont des plus fréquents. Des sentiments personnels se font jour : confessions intimes, témoignages de moments de vie particuliers, liés à l’écoute d’un morceau de musique… L’usage conventionnel du disque se trouve prolongé, par une appropriation totale de son support, dans une relation devenue intime et concrète. Au cours de nombreuses pérégrinations lors de vide-greniers, j’ai eu l’occasion de discuter avec les propriétaires de ces pochettes. Certains, en redécouvrant leurs oeuvres passées, parlent avec plaisir de leur intervention sur un disque, liée à des souvenirs personnels ou musicaux, d’autres semblent embarrassés de dévoiler ainsi une trace de leur intimité, voire gênés de révéler la part de naïveté ou l’éventuelle maladresse de leur ouvrage. De nombreuses pochettes se trouvent couvertes d’inscriptions timides ou inachevées, de tracés aléatoires, de caviardages bâclés. Ce sont souvent de simples gribouillages, biffures, retouches, découpages, scotchages. Mais dans d’autres cas se distingue un travail plus élaboré, qu’il soit dessin, collage, peinture, customisation, montage infographique…
Ces productions réalisées en dehors des cadres protocolaires de la création artistique (elles n’ont pas été nécessairement créées pour être « montrées ») apparaissent comme stéréotypées car indéniablement liées à la consommation de masse et donc assujetties à ses codes. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement esthétique, mais de faire des hypothèses quant aux conditions de leur création, de relever un contenu sensible, revendicatif, fantasmagorique ou poétique… Quelques éléments qui ont motivé leur conception : - La perte de la pochette originale : l’utilisation des disques vinyles dans les surboums ou leur prêt a contribué à ce que les pochettes s’usent ou s’égarent ; d’où la nécessité de les refaire. - Un travail de restauration, de consolidation, d’archivage : certains matériaux sont particulièrement prisés, tel le ruban adhésif, le carton d’emballage, le papier peint (apprécié pour ses couleurs vives et ses motifs ornementaux). Il est aussi très fréquent que, par souci d’information ou pour « coller » au modèle avec le plus grand sérieux, on ait scrupuleusement reproduit à la main le logo du label, et jusqu’aux numéros de série du disque. - Un support d’écriture : des textes, des poèmes, des messages personnels comme « Je suis chez M. Nicot à tout à l’heure ! ». La pochette de disque peut faire office de bloc-notes : numéros de téléphone, opérations mathématiques, listes de courses, jeux. - Une activité créative : geste simple d’assemblage d’éléments préexistants, d’images « ready-made » extraites de magazines, de catalogues publicitaires (stars, voitures, animaux, baignoires, paysages). Les illustrations sont parfois judicieusement déplacées de leur contexte originel, découpées et recomposées sous forme de collages. L’image commerciale est une source nouvelle d’inspiration, un « espace nouveau » dont on peut s’emparer… - L’occasion d’émettre des revendications (« Peace and love », « Merde ! »), des propos fougueux (« Je t’aime, je t’aime » ; « Je te déteste tu es affreux ! »), des commentaires insubordonnés, absurdités, inepties relevant a priori d’une insouciance adolescente. - L’expression spontanée de sentiments : le « fan » manifeste son attachement à l’égard de l’artiste (coeurs dessinés par des adolescentes sur le visage irradiant de leur idole). La pochette témoigne d’un fétichisme appliqué, d’une idolâtrie exacerbée et fonctionne ici comme un objet de dévotion. À l’inverse, d’autres portraits de stars pourront être étonnamment pervertis, violemment maculés : expression sarcastique de rejet, jugement lapidaire à l’égard de « popstars » subitement mises au ban du palmarès personnel de l’auteur, stars caviardées, ridiculisées sur une pochette spécialement modifiée pour l’occasion. – Une manière de s’extraire de l’ennui et de rompre avec certaines normes sociales. On peut interpréter cette activité solitaire comme un exutoire au conflit avec son environnement. La pochette de disque devient alors un objet à refaire, un modèle idéal à corriger, une image trop parfaite à revoir… Ces images amateurs se font l’écho d’une expérience concrète du « banal », que l’on peut replacer dans une histoire de l’iconographie populaire avec ses référents sociaux, économiques ou culturels.
Ces expérimentations ludiques et imaginatives ont sans doute constitué pour beaucoup de jeunes une forme d’éveil artistique. Des réalisations déclinées sur plusieurs pochettes (« séries ») supposent une certaine démarche ou même un processus de création, elles renvoient indéniablement à une « intentionnalité » artistique. Bien souvent, la préciosité graphique voire l’approche « scolaire » relève d’une appropriation, timide, introspective, témoignant d’une candeur toute contemplative. Mais de temps à autre, l’intervention se fait plus originale, irrespectueuse à l’égard des « modèles » et des codes qu’ils véhiculent. C’est là l’occasion d’une réécriture des modèles culturels proposés, avec lourdeur ou habileté, ironie et passion… Bien qu’il s’agisse de pratiques autodidactes, les pochettes refaites ou modifiées entrent en dialogue parfois presque mimétiquement avec les styles graphiques et les genres artistiques en vogue, qu’elles épousent, imitent ou dont elles cherchent au contraire à se distinguer. Une certaine corrélation s’établit entre ces différents « mondes de l’art » : communication de masse, art contemporain et art populaire… On rencontre par exemple, à partir des années 1970, des réalisations beaucoup plus minimalistes que ne l’ont été les pochettes des années 1960, influencées par les exubérances du psychédélisme et du pop art.
Depuis les années 1980-1990, les interventions semblent plus restreintes. Il est indéniable que le boîtier cristal du CD et la généralisation du « numérique » découragent toute intervention. Mais peut-être est-ce aussi le fait d’une appréciation souvent « clinique » de la représentation actuelle. Ou, à l’inverse, cela traduit-il un effet de saturation, conséquence d’une opulence des images à l’ère de la surmédiatisation ? De plus, la viabilité d’un produit culturel étant d’autant plus limitée que son usage « se doit » d’être sans cesse renouvelé, l’appropriation deviendrait, à l’image du « tube de l’été », à la fois instantanée et éphémère. On peut toutefois supposer que la copie de CD, le téléchargement et la popularisation des outils d’infographie participent d’un nouvel engouement pour le « bricolage » (« do it yourself »). Les années passant, ces réalisations paraissent pour beaucoup naïves, maladroites, kitsch, datées car en complète inadéquation avec les critères d’appréciation esthétique contemporains et les modes de représentation en vigueur. Jugées sans intérêt informatif et esthétiquement médiocres, elles sont négligées, jetées et deviennent très difficiles à trouver. La pochette personnalisée se situe à la fin du circuit économique du disque. Pour le consommateur méticuleux ou le collectionneur « discophile », elle n’aura plus de valeur affective ou marchande, elle sera estimée « souillée »… Dépossédée de sa fonctionnalité originelle et conçue dans un acte ultime d’appropriation, elle acquiert pourtant ici une nouvelle valeur représentative. Du fait de propos souvent balbutiants, laconiques, d’un graphisme jugé très approximatif, ces pochettes peuvent être considérées comme relevant d’une pratique mineure et insignifiante. Cependant elles sont avant tout l’expression d’instants vécus, de tentatives esthétiques certaines, oscillant entre copie, stylisation, citation, détournement, projection, idéalisation, création, iconoclasme…
Voir le site http://approximatif.free.fr/
Every once in a while we’ve all let something on our mind take form on something on hand: an impulsive scribble, such as a cavity on the beatific smile of a magazine’s cover girl, or perhaps a few lapidary annotations or a risky sketch on an album sleeve… Discographisme recreatif is both a documentary and collectional work begun in 1996. It’s composed of different iconographic montages made from record sleeves and CD jackets. The distinctive feature: these covers, be they 45s, 33s, or CDs, mostly found at flea markets, have all been redone or modified by anonymous indivuals using the original covers as a guideline and as a source of inspiration. As part of a commercial process, the disc jacket as a logistical tool is above all a form of packaging whose function is to “stimulate attraction to the new product by sublimating its contents with imagery”. Though the image of a pop idol often becomes a sacralized object, the music lover can foster and maintain a more personal relationship through album sleeves. Generally speaking, few are those who risk blemishing the immaculate surface of such a consumer good, and the standards for collectors forbid even the slightest intervention on an original: the commercialized image, the unwavering icon, is considered complete. Nevertheless, we’ve seen it done: a sexual organ crudely drawn on a starlet, mustaches added to the Mona Lisa, dots of mauve chicken pox inked on a celebrity’s portrait… The most common personalization of a record sleeve, often motivated by function, is the addition of a signature, a dedication, or an inscription of the date and location of the purchase; this is the first act of appropriation. We’ll see that the intervention can become more adventurous: words of unbridled devotion openly scribbled on the pop icon during a song, or an impulsive, derisive reaction to the ideal, transgressing conventions and consumer norms.
When under the influence of sentimental songs, symbols of affection, souvenirs of first meetings, declarations of love or of a romance’s end are the most frequent. Personal sentiments come to light: intimate confessions, testimonies of unique moments forever tied to a particular song…The disc’s conventional usage is extended, by a total appropriation of its being, in a relationship turned intimate and concrete. During my many peregrinations through rummage sales, I had the opportunity to speak with the various owners of these record covers. Some of them, when reminded of their past work and its ties to personal or musical memories, spoke of it with pleasure. Others seemed embarrassed to unveil their intimacy in such a manner, or to reveal their naïveté or the possible awkwardness of their work. Sleeves frequently end up covered with timid or incomplete inscriptions, aleatory scribblings, and botched drawings. Often they’re just simple doodles, cross-outs, alterations, cut-up and scotch-taped fixes. But other times, a more elaborate effort emerges, be it a drawing, a collage, a painting, computer-aided graphics, or other forms of customization. ..
These productions, created outside the bounds of typical artistic protocol (they’re not necessarily made to be “shown”), can nevertheless appear as stereotypes by vitue of their undeniable ties to mass consumerism and an adherance to its codes. This collection does not ask to aesthetically judge these works, but rather to imagine the conditions that led to their creation – to sift out a sensitive, revendicating, phantasmagoric, or poetic content… Reasons behind these creations can include: -Loss of the original jacket: big parties and lending vinyl often lead to deteriorating or even lost sleeves; from whence the necessity to create one’s own. -Restoration, consolidation, or archiving: certain materials take on an importance of their own: adhesive tape, cardboard, wallpaper (treasured for its sharp colors and its vivid ornamental patterns). It is also quite frequent for the artist to attempt to remain true to the original design by adding a carefully drawn record label logo, complete with catalog number. -Writing needs: texts, poems, and personal messages such as “I’m at Mr. Nicot’s, be back later!”. The jacket can serve as a kind of notepad for phone numbers, calculations, shopping lists, and games. -A creative activity: a simple act of assembling pre-existing elements, ready-made images from magazines or catalogues, such as stars, cars, animals, bathtubs, or landscapes. Such illustrations are skillfully removed from their original context only to be trimmed and rearranged in collage form. The commercial image is a new source of inspiration, a “new space” to be seized… -Desire for immediate self-expression: revendications (“Peace and love”, “Shit!”), impetuous remarks (“I love you, I love you”, “I hate you, you’re awful!”), insubordinate comments, absurdities and ineptitudes. These can often be traced back to the owner’s adolescence. -A spontaneous outpouring of sentiments: the “fan” expresses his attachment to the artist (hearts drawn by teenagers on the radiant faces of their idols). The sleeve is witness to an applied fetishism, to an exacerbated idolatry, and becomes an object of devotion. On the other hand, other stars’ pictures can be shockingly perverted and violently defiled: a sarcastic manifestation of rejection, a lapidary judgement on popstars that are suddenly ostracized by the author’s own “best of”, scratched-out stars made ridiculous on a sleeve intentionally modified for their humilation. -An escape from boredom, or a break with established norms. This solitary activity can be interpreted as an outlet for conflict with one’s environment. The jacket becomes an object to remake, an ideal model to correct, a too-perfect image to reconsider… These amateur images represent a concrete experience of everyday life, which we can place in the history of popular iconography, with all its social, economic or cultural implications.
For many young people, these playful and imaginative experiments undoubtedly constituted a sort of artistic awakening. Certain themes recreated on multiple sleeves (“serie”) reveal an evolution or even a calculated creative process, which belie an undeniable artistic “intentionality”. More often than not, the graphic preciosity or even the “scholarly” approach is the result of a timid, introspective appropriation, stemming from an entirely contemplative candor. But from time to time, the act is more original, disrespectful of “models” and codes. This allows for a rewrite of proposed cultural models, be it heavyhanded or with delicatesse, with irony and with passion. Though these are clearly self-taught and self-informed practices, these modified and re-created jackets nevertheless develop in relation to the graphic styles and artistic genres currently in vogue, which they either adopt, imitate, or from which they try to distinguish themselves. A correlation develops between these different “art worlds” — mass communication, contemporary art, and popular art… Starting in the 1970s, we see works that are far more minimalist than those from the 1960s.
In the 1980s and 90s, sleeve work became more restrained, in part due to the advent of both the plastic CD jewel case and the popularization of digital media. Another factor could be the onset of a more “clinical” appreciation of the original products. Or perhaps, quite the contrary, this restraint can be explained by a sort of saturation, a consequence of a surfeit of images in the era of media overexposure. On top of that, as the viability of a cultural product becomes increasingly limited due to a constant obligation to renew and upgrade, the act of appropriation becomes both instantaneous and ephemeral, like a summer hit. At the same time, we could venture that CD burning, downloads, and the popularization of certain computer programs might lead to a new infatuation with the world of “do-it-yourself”. With time, these works appear to many as naive, awkward, kitschy, outdated, or inadequate when faced with contemporary aesthetic criteria and current modes of representation. Deemed aesthetically mediocre and lacking any informative interest, they are treated with negligence or thrown out, making them very difficult to find. The personalized record sleeve is the final stop on an album’s economic circuit. For the meticulous consumer or collector, the disc has no emotional or market value: it is considered sullied. But the disc, unburdened of its original function and conceived in an ultimate act of appropriation, acquires here a new representative value. As a result of their often brief, hesitant content, and their often approximate style, these jackets can be considered as a product of a relatively minor and insignificant practice. However, they are, above all, the expression of lived moments — aesthetic attempts, vacillating from copying to stylization, from citation to misappropriation, from projection to idealization, from creation to iconoclasm… The presentation of these numerous and varied works in one singular composition allows for many different interpretations, and invites the viewer to a tangible iconophonic and stereographic experience of everyday life.
See the website http://approximatif.free.fr/