Jérôme Lefèvre

Pictures Out of an Exhibition1

Pictures Out of an Exhibition1

 

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la commercialisation du disque vinyle a coïncidé avec l’avènement du rock’n’roll. Le nouveau langage musical a presque spontanément constitué une culture à part, à la fois populaire et adolescente.

After the Second World War, the commercialization of the vinyl record coincided with the advent of rock’n’roll. The new musical language almost spontaneously represented a culture apart, at once popular and adolescent.

Opérant à la manière d’un culte, avec la vénération d’idoles successives, le rock n’a cessé de se multiplier en une foultitude de tribus : les blousons noirs, les hippies, les punks, les fans de metal, le hip-hop ou encore les cultures électroniques. L’appartenance à telle ou telle de ces tribus ne se manifeste pas seulement par un engouement pour un langage musical, il implique souvent l’adhésion à une attitude distincte autant qu’à un style vestimentaire, parfois même un vocabulaire. C’est la distinction d’une tribu par rapport à une autre. Le phénomène a vite passionné les artistes, et l’histoire de l’art est jalonnée de points de rencontres entre artistes et musiciens. Souvenons-nous de l’expérience d’Andy Warhol qui avait formé en 1963 The Druds, un groupe de rock de courte durée avec Jasper Johns, Lucas Samaras, Claes Oldenburg et sa femme Patty. C’est une histoire qui s’écrit encore aujourd’hui.

Au delà des modes, il est tout naturel que le fait d’avoir appartenu dans l’adolescence à telle ou telle de ces tribus puisse façonner le travail d’un artiste. On peut imaginer à quel point l’expérience qu’a représenté Destroy All Monsters pour Mike Kelley, Jim Shaw et Cary Loren a marqué leur pratique. Nous pourrions dire que la musique favorise l’ancrage populaire de la démarche de nombre d’artistes. A plus forte raison, certaines de ces cultures ayant constitué de véritables underground. C’est justement le cas du punk. Sur le modèle des Stooges et des Ramones, la scène punk américaine s’est constituée sur la base d’une filiation souterraine échappant parfois au marché du disque, comme le montre l’influence d’un groupe comme les Child Molesters2. A peine les enregistrements de Black Flag et des Misfits circulaient-ils que des formations telles que Poison Idea et Negative Approach apportaient un nouveau son. Ainsi, quand l’album The Age of Quarrel des Cro-Mags sort en 1989, le groupe a déjà jeté les bases de ce que sera le hardcore punk new yorkais, uniquement par le biais de leurs concerts.

Strange Fruits3

Quand le disque vinyle est commercialisé à partir de 1948, il représente d’abord une industrie. Car jusqu’alors, la musique s’apprécie davantage en concert et à travers la partition. Les styles graphiques qui démarquent les disques de musique classique de ceux de jazz ne coïncident pas spécifiquement à l’art de l’époque. Les pochettes dessinées par Warhol dans les années 1950 pour Kenny Burrell, Count Basie ou Thelonious Monk n’ont, par exemple, qu’un intérêt anecdotique. Les illustrations qu’il réalisera plus tard pour le Velvet Underground, John Cale ou les Rolling Stones s’inscriront avec davantage de pertinence dans sa démarche. En effet, le nouveau genre que représente le rock fonctionnant d’abord sur l’identification à des tribus, le graphisme se fait d’autant plus important, participant clairement à la volonté de distinction. Pour un ensemble de raisons, bon nombre d’artistes ont été amenés à réaliser des pochettes de disques. Depuis le conseil avisé du galeriste Robert Fraser4 d’utiliser la pomme verte de Magritte pour le logo d’Apple Records, les Beatles lui accordaient la plus grande confiance. C’est lui qui avait suggéré à Paul McCartney de demander à Peter Blake d’illustrer la pochette de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, et à Richard Hamilton d’illustrer le suivant. McCartney et l’artiste ont conçu ensemble la pochette du double album blanc The Beatles. Au même moment, apparaît le groupe The Red Crayola fondé par l’artiste Mayo Thompson à l’époque où il est encore l’assistant de Robert Rauschenberg. Dans un genre psychédélique minimaliste et atonal, The Red Crayola – orthographié avec un K à l’issue des années 1980 – devient un support d’expression discographique pour les artistes5. Art & Language participe par exemple à quatre enregistrements du groupe, et une de leurs fameuses peintures des années 1980 illustre la pochette de l’album Kangaroo ? Dans les années 1970, les Talking Heads font appel à Rauschenberg pour réaliser la pochette de Speaking in Tongues, et avec le punk, le travail de Gee Vaucher pour le groupe Crass celui de Raymond Pettibon pour Black Flag deviennent des esthétiques à la fois savantes et populaires. Le groupe Crass est par exemple issu du collectif EXIT, section anglaise de Fluxus, mais sa typo au pochoir et son logo énigmatique – mélange de plusieurs icones identitaires – se retrouvent partout sur les murs de Londres et Birmingham. Il en va de même pour le logo de Black Flag et leurs flyers sur les murs aux Etats-Unis. Dans l’héritage du Velvet Underground, Sonic Youth collabore avec des artistes comme Richard Kern, Gerhard Richter, Mike Kelley, Raymond Pettibon, Marnie Weber ou Richard Prince. Pour son album solo Psychic Hearts, c’est à Rita Ackermann que Thurston Moore confie la réalisation de la pochette. Il faut dire que le groupe a fait de la proximité avec les artistes l’une de ses caractéristiques fondamentales depuis le début de son histoire6. Sur ce modèle, l’artiste Mark Flood a fondé le groupe punk Culturicide sous le pseudonyme Perry Webb, n’hésitant pas à pousser la provocation jusqu’à nommer l’un de leur disques Consider museums as concentration camps. Dans les années 1990, la scène post-rock cultive les liens avec les artistes. Jim O’Rourke et David Grubbs collaborent avec The Red Krayola. Gastr Del Sol utilisent des œuvres de Roman Signer et Albert Oehlen pour illustrer leurs albums7. C’était l’époque où Charles Long réalisait des sculptures en collaborations avec Stereolab8 et où Blast First décidait d’utiliser une œuvre de Paul McCarthy pour illustrer leur compilation annuelle9. Aujourd’hui les membres de Sunn O))) collaborent avec des artistes de leur génération, tels que Banks Violette et Seldon Hunt, aussi bien qu’avec des artistes historiques comme Richard Serra.

Operating like a cult, complete with the worship of successive idols, rock spread ever outwards in a host of tribes: rockers, hippies, punks, heavy metal fans, hip-hop and electronic cultures. Membership in one or other of these tribes does not display itself solely through a craze for a musical language; it often involves having a distinct attitude and adopting a sartorial style, and at times even a vocabulary. Herein lies the difference between one tribe and the next. This phenomenon swiftly interested artists, and art history is staked out by meetings between artists and musicians. Let us remember Andy Warhol’s experiment which, in 1963, gave rise to the The Druds, a short-lived rock group with Jasper Johns, Lucas Samaras, Claes Oldenburg, and his wife Patty. This is a history which is still being written today.

Over and above fashions, it is quite natural that the fact of having belonged, in one’s teenage years, to such and such a tribe can fashion an artist’s work. We can imagine how the experiment represented by Destroy All Monsters for Mike Kelley, Jim Shaw and Cary Loren marked their praxis. We might say that music encourages the popular foothold of the approach of many artists. And even more cogently, for some of these cultures have been nothing less than underground phenomena. It just so happens that this is the case with the punk movement. Based on the model of the Stooges and the Ramones, the American punk scene was formed on the basis of an underground tradition that sometimes sidestepped the record market, as is shown by the influence of a group like the Child Molesters2. Hardly were the recordings of Black Flag and the Misfits in circulation than groups like Poison Idea and Negative Approach brought in a new sound. So when the Cro-Mags’s album The Age of Quarrel was released in 1989, the group laid the foundations of what would be New York hardcore punk, simply by way of their concerts.

Strange Fruits3

When the vinyl record was commercialized in 1948, it first represented an industry. Because, up until that moment, music was appreciated more in concerts and by way of scores. The graphic styles which distinguish classical music records from jazz records did not specifically overlap with the art of the day. The record sleeves designed by Warhol in the 1950s for Kenny Burrell, Count Basie and Thelonius Monk, for example, are of merely anecdotal interest. The illustrations he produced later on for The Velvet Underground, John Cale and the Rolling Stones would be more relevant to his approach. In fact, because the new genre represented by rock operated first and foremost by identification with tribes, graphics became all the more significant, and were obviously part of the desire to be different—and distinct. For a whole raft of reasons, many artists have been prompted to produce record sleeves. Following the canny advice offered by the gallery owner Robert Fraser4 to use Magritte’s green apple for the Apple Records logo, the Beatles put their complete trust in him. It was he who suggested to Paul McCartney that he ask Peter Blake to illustrate the sleeve of Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, and Richard Hamilton the following one. Together, McCartney and the artist designed the sleeve for the double white album The Beatles. At the same moment the group called The Red Crayola appeared, founded by the artist Mayo Thompson, at a time when he was still Robert Rauschenberg’s assistant. In a minimalist and atonal psychedelic genre, The Red Crayola—spelt with a K at the end of the 1980s—became a medium of discographic expression for artists5. Art & Language, for example, took part in four of the group’s recordings, and one of their famous paintings of the 1980s illustrated the sleeve of the Kangaroo? album. In the 1970s, the Talking Heads called on Rauschenberg to produce the sleeve of Speaking in Tongues, and, with the punk movement, Gee Vaucher’s work for the Crass group, and Raymond Pettibon’s work for Black Flag became both erudite and popular aesthetics. The Crass group, for example, resulted from the EXIT collective, the English division of Fluxus, but its stencilled typography and its enigmatic logo—a mix of several identity icons—were to be found here, there and everywhere on the walls of London and Birmingham. The same applied to the Black Flag logo and their flyers on walls in the United States. As heirs to the Velvet Underground, Sonic Youth collaborated with artists such as Richard Kern, Gerhard Richter, Mike Kelley, Raymond Pettibon, Marnie Weber and Richard Prince. For his solo album Psychic Hearts, Thurston Moore asked Rita Ackermann to produce the sleeve. It should be said that the group had made rubbing shoulders with artists one of its essential characteristics from its earliest days6. Based on that model, the artist Mark Flood founded the post-punk group Culturcide under the pseudonym Perry Webb, and showed no hesitation about pushing its provocativeness to the point of calling one of their disks Consider museums as concentration camps. In the 1990s, the post-rock scene cultivated links with artists. Jim O’Rourke and David Grubbs worked with The Red Krayola. Gastr Del Sol used works by Roman Signer and Albert Oehlen to illustrate their albums7. This was the period when Charles Long was making sculptures in collaborative projects with Stereolab8 and when Blast First decided to use a Paul McCarthy work to illustrate their annual compilation9. Today, the members of Sunn O))) are working with artists of their generation, such as Banks Violette and Seldon Hunt, as well as with historic artists like Richard Serra.

The Red Crayola with Art & Language, Kangaroo ?, Rough Trade 1981
The Red Crayola with Art & Language, Kangaroo ?, Rough Trade 1981

 

Gee Vaucher, Feeding the 5000 (1978), Gouache sur papier, 26 x 26 cm
Gee Vaucher, Feeding the 5000 (1978), Gouache sur papier, 26 x 26 cm

 

 

 

 

Black Flag, Family Man, SST 1984
Black Flag, Family Man, SST 1984

 

Perfume of a Critic’s Burning Flesh10

Le rock, au moins dans ses formes les plus pures et générationnelles, est une culture populaire. Dès les années 1960 et 1970 se développent tour à tour divers modes d’autogestion : des modes collaboratifs sur des modes communautaires (l’avant-garde américaine), la création de studios indépendants (les groupes de Krautrock), puis le contrôle de réseaux de distribution (Crass et l’anarcho-punk) et le développement des fanzines avec la culture punk. C’est l’ère du D.I.Y. L’underground réhabilitait les modes d’échanges des anciennes traditions orales.

Raymond Pettibon en est l’exemple parfait. C’est son grand frère Greg Ginn qui lui demande de concevoir un logo pour son groupe, Black Flag. Il réalisera les illustrations de la plupart des disques du groupe. Raymond Ginn devient même bassiste de remplacement pour le groupe. Par l’intermédiaire du label SST de son frère11, Pettibon12 est amené à réaliser des pochettes pour les Minutemen (un autre groupe du label) mais aussi à faire circuler ses dessins et participer à des fanzines. Avant de devenir l’artiste qu’on connaît aujourd’hui, Raymond Pettibon a fait plusieurs petits boulots alimentaires. Sa carrière dans l’art s’est construite sur le fait que ceux qui avaient grandi avec les disques et les flyers de Black Flag ont eu conscience que sa démarche constitue une œuvre. Il est possible pour des amateurs de punk d’apprécier ses illustrations sans connaître sa carrière dans l’art, autant qu’il est possible pour les amateurs d’art contemporain d’aimer son travail sans avoir jamais entendu Black Flag. De la même manière, on ne compte plus les références au logo dessiné par Pettibon chez les artistes qui lui ont succédé, de Steven Parrino à Bruno Peinado en passant par le Suisse Hugo Schüwer-Boss.

Les artistes amateurs de punk ont fait pénétrer l’esthétique du fanzine dans le monde de l’art. Dans ses dessins à l’encre Exit Dark Matter réunis dans une édition coréalisée par Les Presses du Réel et JRP Ringier, Steven Parrino mêle l’esthétique du fanzine punk a celle des comix, avec des allusions à Poison Idea, les Stooges, Misfits, les Ramones autant qu’aux super héros de Marvel et à Russ Meyer13. Dans la pièce sur papier titrée Black Flag, l’artiste a assemblé quatre pages tirées du livre sur la scène punk Our Band Could be Your Life de Michael Azzerad. Dans une esthétique inspirée de celle du fanzine, il a composé un résumé de l’histoire du hardcore punk à travers Black Flag, Rites of Spring et les Minutemen. Les codes et les références et parfois le sens ne sont accessibles qu’aux initiés, à l’instar du titre de sa peinture N.Y.C.H.F.T.W., suite illisible pour les uns mais acronyme familier « New York City Hardcore Fuck The World » pour les autres.

Perfume of a Critic’s Burning Flesh10

Rock is a popular culture, at least in its purest and most generational forms. In the 1960s and 1970s, differing methods of self-management were developed, turn by turn: collaborative methods based on community-based systems (the American avant-garde), the creation of independent studios (the Krautrock groups), then the control of distribution networks (Crass and anarcho-punk) and the growth of fanzines with the punk culture. That was the DIY age. The underground reinstated the exchange methods of age-old oral traditions.

Raymond Pettibon is a perfect example of this. It was his older brother Greg Ginn who asked him to design a logo for his group, Black Flag. He went on to produce the illustrations for most of the group’s records. Raymond Ginn even became the group’s replacement bass guitarist. Through his brother’s SST label11, Pettibon12 then produced record sleeves for the Minutemen (another of the label’s groups), and also circulated his drawings and contributed to fanzines. Before becoming the artist we know today, Raymond Pettibon took on several casual jobs to make ends meet. His career in art has been built on the fact that people who grew up with Black Flag’s records and flyers were aware that his approach represented a body of work. It is quite possible for contemporary art lovers to appreciate his illustrations without being acquainted with his artistic career, just as it is quite possible for punk enthusiasts to appreciate his illustrations without ever having heard Black Flag. Similarly, there are now countless references to the Pettibon-designed logo among the artists coming after him, from Steven Parrino to Bruno Peinado, by way of the Swiss painter Hugo Schüwer-Boss.

Punk-loving artists have enabled the fanzine aesthetic to work its way into the art world. In his ink drawings titled Exit Dark Matter, brought together in a publication jointly produced by Les Presses du Réel and JRP Springer, Steven Parrino mixes the aesthetics of the punk fanzine with that of comix, with references to Poison Idea, the Stooges, the Misfits, the Ramones, as well as the Marvel super-heroes and Russ Meyer13. In the piece on paper titled Black Flag, the artist has assembled four pages taken from the book about the punk scene Our Band Could be Your Life, by Michael Azzerad. In an aesthetic vein inspired by the fanzine spirit, he has composed a summary of the history of hardcore punk through Black Flag, Rites of Spring, and the Minutemen. The codes and references, and sometimes the meaning, are only accessible to the initiated, like the title of his painting N.Y.C.H.F.T.W., an illegible sequence for some, but a familiar acronym for others, standing for “New York City Hardcore Fuck The World”.

 

Steven Parrino Black Flag (2003), Portfolio on paper, 42 x 120 cm
Steven Parrino
Black Flag (2003), Portfolio on paper, 42 x 120 cm
Logo de Black Flack dessiné par Raymond Pettibon
Logo de Black Flack dessiné par Raymond Pettibon

 

Les fanzines de punk n’ont qu’exceptionnellement collaboré avec des artistes « établis », ou bien sous l’angle de l’illustration de pochettes de disques. Quand c’est arrivé, ce sont les fois où les éditeurs du fanzine avaient un intérêt personnel pour l’art. Citons l’exemple de Stephen O’Malley – aussi fondateur de Sunn O))) – qui consacrait des longs sujets aux artistes de la performance et à l’actionnisme viennois dans son fanzine de black metal Descent. Si le traitement de Crass était différent dans les fanzines de punk, c’est qu’il fonctionnait comme un collectif d’artiste et d’activisme politique autant que comme un groupe de punk. Éditeur de dizaines de fanzines tels que Museum Farce, Out of the Vogue et Antisocial inspirés par Crass au début des années 1980, Nicholas Bullen – par ailleurs fondateur de Napalm Death – est par exemple devenu artiste. Il développe une œuvre inspirée des esthétiques de la contestation sociale et politique14.
En toute logique, ce sont les fanzines consacrés aux musiques dites expérimentales – comme Octopus en France – qui se distingueront par une ouverture particulière à l’art. Du côté de l’art aussi, l’exemple du fanzine semble avoir inspiré quelques revues d’art. C’était le cas de Documents sur l’art qui avait édité le fanzine Fuck art, let’s dance ! conçu par Éric Troncy et qui accompagnait le numéro pilote de la revue15. Le contenu était réalisé par exemple par Sylvie Fleury, Claude Lévêque, Liam Gillick ou encore Philippe Parreno. À la manière de la presse alternative pour la musique, plusieurs publications pointues telles qu’Omnibus, Horsd’œuvre et Sans Titre, de même que Purple Prose et Bloc Notes permettaient un autre regard sur l’art contemporain. Elles renouaient avec l’origine d’Art Press, et l’approche transversale de L’Art Vivant. Dans la même logique, Damien Deroubaix et moi avons créé en 2009 un fanzine d’art contemporain inspiré des publications de metal extrême underground qui avait marqué notre adolescence. Le C.S. (Conservative Shithead) Journal, dont le nom est emprunté à Napalm Death, fonctionne comme une fanzine monographique explorant les liens entre art et metal, avec des numéros conçus par Steven Shearer, Mark Titchner, Damien Deroubaix, Élodie Lesourd et Xavier Chevalier.
Punk fanzines have only in exceptional cases collaborated with “established” artists, or alternatively from the angle of record sleeve illustration. When this has happened, it has been on those occasions when the fanzine’s publishers had a personal interest in art. Let us take the example of Stephen O’Malley—also founder of Sunn O)))—who devoted lengthy articles to performance artists and Viennese Actionism in his black metal fanzine, Descent. If the treatment of Crass was different in punk fanzines, this is because it operated like an artists’ collective, involving political activism, as much as a punk group. Nicholas Bullen—founder incidentally of Napalm Death—published dozens of fanzines like Museum Farce, Out of the Vogue and Antisocial inspired by Crass in the early 1980s, and then became an artist, for example. He has developed a body of work inspired by the aesthetics of social and political protest14.
In a thoroughly logical way, it is the fanzines devoted to so-called experimental music—like Octopus in France—which would stand apart by being particularly open to art. Where art is concerned, too, the fanzine example seems to have inspired one or two art magazines. This was the case with Documents sur l’art , which published the fanzine Fuck art, let’s dance!, brainchild of Eric Troncy, which accompanied the review’s pilot issue.15 The content was produced, for example, by Sylvie Fleury, Claude Lévêque, Liam Gillick and Philippe Parreno. Like the alternative press for music, several specialized publications like Omnibus, Horsd’œuvre and Sans titre, along with Purple Prose and Bloc Notes offered another way of looking at contemporary art. They linked back up with the origins of Art Press, and the transversal approach of L’Art Vivant. Abiding by the same logic, in 2009 Damien Deroubaix and I created a contemporary art fanzine inspired by the extreme underground metal publications which marked our teenage years. The C.S. (Conservative Shithead) Journal, whose name is borrowed from Napalm Death, works like a monographic fanzine exploring the links between art and metal, with issues designed by Steven Shearer, Mark Titchner, Damien Deroubaix, Elodie Lesourd and Xavier Chevalier.

 

Couverture C.S. (Conservative Shithead), Journal numéro 1 (Damien Deroubaix) 2009
Couverture C.S. (Conservative Shithead), Journal numéro 1 (Damien Deroubaix) 2009
Couverture C.S. (Conservative Shithead), Journal numéro 3 (Steven Shearer) 2011
Couverture C.S. (Conservative Shithead), Journal numéro 3 (Steven Shearer) 2011

 

Si les liens entre art et musique sont nombreux, leur imbrication devient d’autant plus pertinente qu’ils permettent un passage entre l’un et l’autre de deux domaines culturels distincts. En effet, des cultures populaires telles que le punk ou le post-rock ont permit à des publics non initiés la compréhension d’esthétiques parfois savantes. Ils ont rendu possible une approche intuitive de l’art ou de la critique. Dans le cas de Crass, les choix graphiques participaient à aiguiser la conscience esthétique d’un auditoire populaire, celui de la rue et des squats. La part visuelle de Crass est à ce point centrale que les prestations scéniques prennent des allures de manifestations de protestation en même temps que celles d’installations multimédia, collaborant volontiers pour ça avec Anthony McCall16. Les fans de Crass se sont ainsi appropriés une culture héritée de l’art des musées, exactement comme Black Flag, Sonic Youth ou Gastr Del Sol ont pu transmettre à leur auditoire des clés d’accès à l’art contemporain. Dans la même logique, peut-être la visite d’une exposition de Robert Williams à chez Tony Shafrazy pourrait-elle donner à un public cultivé l’envie de comprendre l’esthétique des hot-rods ?
Les révolutionnaires et les républicains du XIXème siècle n’auraient pas espéré mieux.
If the links between art and music are numerous, their interweaving becomes all the more pertinent because they usher in a shift between two distinct cultural domains. In fact, popular cultures like punk and post-rock have enabled different kinds of non-initiated public to understand at times erudite aesthetics. They have made an intuitive approach to art and criticism possible. In the case of Crass, the graphic choices helped to hone the aesthetic consciousness of a popular audience, the aesthetics of the street, and squats. The visual part of Crass is so central that stage appearances take on the look of protest demonstrations at the same time as resembling multimedia installations, here collaborating readily with Anthony McCall.16 Crass fans have thus appropriated a culture inherited from museum art, exactly the way Black Flag, Sonic Youth, and Gastr Del Sol managed to transmit to their audiences the keys giving access to contemporary art. By the same logic, maybe a visit to a Robert Williams show with Tony Shafrazy might give a cultivated public the desire to understand the aesthetics of hot-rods?
Those 19th century revolutionaries and republicans could not have hoped for anything better.
Translated by Simon Pleasance

 

 

Notes:

 

1 Référence au Pictures at an exhibition de Moussorgski.

2 À ceux qui ne connaissent pas encore, je recommande l’hilarant I’m gonna punch you in the face.

3 Référence au bien nommé label anglais Strange Fruit, initié par feu John Peel, qui distribuait les enregistrements de la radio BBC, notamment ceux des Peel Sessions.

4 Robert Fraser est un galeriste londonien, il a par exemple accompagné des artistes comme Warhol, Jim Dine, Peter Blake, Richard Hamilton, Gilbert and George, Ed Rusha ou Yoko Ono. Il fréquente des autant les Stones que les Beatles, dans un environnement où gravitent aussi Kenneth Anger ou Dennis Hopper. Il est le personnage central de la chanson Dr. Fraser des Beatles.

5 Outre Art & Language, les artistes Stephen Prina, Werner Büttner ainsi que les frères Marcus et Albert Oehlen seront des collaborateurs réguliers du groupe.

6 Sonic Youth est notamment constitué de Kim Gordon, laquelle fut très proche d’artistes tels que Dan Graham à l’époque où le groupe s’est constitué et a collaboré à des revues d’art comme Artforum. Elle a par ailleurs développé une œuvre d’artiste. Les deux guitaristes du groupe ont collaboré pendant plusieurs années avec le musicien d’avant-garde Glenn Branca.

7 L’album Upgrade & Afterlife (Drag City, 1997) utilise en couverture une œuvre de Roman Signer, et la pochette de Mirror Repair montre une peinture d’Albert Oehlen (Drag City, 1994). En outre, David Grubbs collabore régulièrement avec Tony Conrad, Anthony McCall, Angela Bullock, Stephen Prina ou Cosima von Bonin.

8 Charles Long & Stereolab Music for the Amorphous Body Study Center (Duophonic, 1995).

9 Newman Passage – Souvenir compilation (Blast First, 1997).

10 Formule empruntée au groupe Naked City.

11 Le label SST éditait et distribuait les disques de Black Flag mais également d’autres groupes tels que Hüsker Dü, les Minutemen, Saint Vitus, Bad Brains, Dinosaur Jr., Sonic Youth ou encore les musiciens Henry Kaiser et Elliott Sharp.

12 Raymond Ginn utilise à l’époque plusieurs pseudonymes, notamment « Raymond Pettibon » et « Sir Pettibon » en référence au surnom affectif que lui donnait son père.

13 Steven Parrino Exit Dark Matter, Les Presses du Réel / JRP Ringier, 2002.

14 Nicholas Bullen a édité plusieurs fanzines dont Antisocial avec Miles Ratledge, autre membre historique de Napalm Death. Voir notamment le Volume 2 du catalogue de l’exposition Altars of Madness, Casino Luxembourg – Forum d’Art Contemporain / Le Confort Moderne, 2013.

15 Fuck art, Let’s dance ! supplément au numéro pilote de Documents sur l’art contemporain (1992), reproduit ensuite intégralement dans le numéro 12 (2000).

 

1 Référence au Pictures at an exhibition de Moussorgski.

2 À ceux qui ne connaissent pas encore, je recommande l’hilarant I’m gonna punch you in the face.

3 Référence au bien nommé label anglais Strange Fruit, initié par feu John Peel, qui distribuait les enregistrements de la radio BBC, notamment ceux des Peel Sessions.

4 Robert Fraser est un galeriste londonien, il a par exemple accompagné des artistes comme Warhol, Jim Dine, Peter Blake, Richard Hamilton, Gilbert and George, Ed Rusha ou Yoko Ono. Il fréquente des autant les Stones que les Beatles, dans un environnement où gravitent aussi Kenneth Anger ou Dennis Hopper. Il est le personnage central de la chanson Dr. Fraser des Beatles.

5 Outre Art & Language, les artistes Stephen Prina, Werner Büttner ainsi que les frères Marcus et Albert Oehlen seront des collaborateurs réguliers du groupe.

6 Sonic Youth est notamment constitué de Kim Gordon, laquelle fut très proche d’artistes tels que Dan Graham à l’époque où le groupe s’est constitué et a collaboré à des revues d’art comme Artforum. Elle a par ailleurs développé une œuvre d’artiste. Les deux guitaristes du groupe ont collaboré pendant plusieurs années avec le musicien d’avant-garde Glenn Branca.

7 L’album Upgrade & Afterlife (Drag City, 1997) utilise en couverture une œuvre de Roman Signer, et la pochette de Mirror Repair montre une peinture d’Albert Oehlen (Drag City, 1994). En outre, David Grubbs collabore régulièrement avec Tony Conrad, Anthony McCall, Angela Bullock, Stephen Prina ou Cosima von Bonin.

8 Charles Long & Stereolab Music for the Amorphous Body Study Center (Duophonic, 1995).

9 Newman Passage – Souvenir compilation (Blast First, 1997).

10 Formule empruntée au groupe Naked City.

11 Le label SST éditait et distribuait les disques de Black Flag mais également d’autres groupes tels que Hüsker Dü, les Minutemen, Saint Vitus, Bad Brains, Dinosaur Jr., Sonic Youth ou encore les musiciens Henry Kaiser et Elliott Sharp.

12 Raymond Ginn utilise à l’époque plusieurs pseudonymes, notamment « Raymond Pettibon » et « Sir Pettibon » en référence au surnom affectif que lui donnait son père.

13 Steven Parrino Exit Dark Matter, Les Presses du Réel / JRP Ringier, 2002.

14 Nicholas Bullen a édité plusieurs fanzines dont Antisocial avec Miles Ratledge, autre membre historique de Napalm Death. Voir notamment le Volume 2 du catalogue de l’exposition Altars of Madness, Casino Luxembourg – Forum d’Art Contemporain / Le Confort Moderne, 2013.

15 Fuck art, Let’s dance ! supplément au numéro pilote de Documents sur l’art contemporain (1992), reproduit ensuite intégralement dans le numéro 12 (2000).